30/12/2012
Le Japon, voisin inconnu [3]
A la fin de mon deuxième voyage au Japon, notre guide m’a recommandé un ouvrage référence pour tous ceux qui souhaitent comprendre un peu mieux la culture de ce pays. Non, il ne s’agit pas de « Stupeur et tremblements » d’Amélie Nothomb, mais d’un rapport écrit par l’anthropologue américaine Ruth Benedict en 1946 sur commande de l’Office of War Information des Etats-Unis : Le Chrysanthème et le sabre (éd. Picquier 1995).
Comme anthropologue l’auteure nous parle essentiellement du rapport au monde des Japonais : le rapport à l’environnement, aux autres, à soi. Sans ériger le modèle américain en étalon, l’auteure décrit remarquablement une mentalité très différente, loin de tout jugement de valeur. La distinction qu’elle fait entre les cultures japonaise et chinoise, et entre celles américaine et européenne, est tout aussi pertinente.
Parmi les contrastes les plus visibles entre les habitants du nouveau monde et ceux de l’archipel, elle note celui ci : tandis que les premiers valorisent l’image d’un « self-made man », les seconds vivent avec la conscience d’avoir une « dette » envers le monde ; autrement dit, il s’agit d’un égard envers ceux qui nous ont précédés ou qui nous ont aidés à avancer, à nous émanciper. Cette réticence à se mettre en avant, très partagée chez les peuples d’Asie, est parfois interprétée en Occident, où l’individualisme est élevé au rang de valeur émancipatrice, comme une fausse modestie ou une entrave à l’épanouissement d’une personnalité.
Une autre attitude japonaise se démarque fortement de l’utilitarisme qui prévaut en Occident. L’auteure l’a traduite par le mot « sincérité ». C’est la disposition à se concentrer sur une science, une jouissance, un geste à accomplir, ou une promesse à honorer, dans une simplicité quotidienne, sans héroïsme. Elle est à l’écart du pragmatisme des Anglo-Saxons, de l’envolée ou du dilettantisme des Chinois, et à l’opposé de l’hypocrisie ou de la moquerie.
Les visiteurs au Japon remarquent souvent, devant les restaurants, la « copie » en trois dimensions des plats servis : steak, pâtes, fruits, bière… Faites à partir de cire ou de silicone, ces copies ont l’apparence d’une fraîcheur éternelle. Une émission télé de divertissement a mis deux hommes en compétition : l’un est le maître incontesté de cette industrie de fac simili, l’autre est un cultivateur de melons depuis 41 ans capable de distinguer à l'oeil cinq melons cueillis à un jour d’intervalle. Le génie des faux doit fabriquer un melon qui sera mêlé avec quatre autres vrais ; au paysan de l’identifier par éliminations successives. La tension monte, monte… car c’est la réputation d’une vie dédiée qui est en jeu. En fin de compte, le paysan aura bien le dessus. Si la victoire est pour l’un, notre admiration est pour les deux : ils nous ont donné à voir la « sincérité » à la japonaise et croyez-moi c’est un spectacle émouvant à ne pas oublier.
Chun-Liang Yeh
à lire précédemment : Le Japon, voisin inconnu [1] et [2]
aussi : Au Japon, on mange aussi avec les yeux, article dans Le Monde du 29.07.2013
13:24 Publié dans journal d'éditeur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : culture, japon, chine, ruth benedict | Facebook |