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23/06/2013

Taipei Story

La semaine dernière, j’ai eu le plaisir de retrouver un ami de fac de passage à Paris, pour un petit déjeuner non loin de la Tour Eiffel. Aujourd’hui, il m’a invité à une soirée littéraire au Taipei Story House qui accueille deux écrivains pour une lecture devant une cinquantaine de personnes. Dites ce que vous voulez, en matière d’amitié j’ai le goût du luxe. En moins de dix jours, voir par deux fois un ami de vingt ans, dans deux villes à dix mille kilomètres de distance : pourquoi s’en priver...?

Le bâtiment qu’on appelle Taipei Story House a cent ans : cet hôtel particulier a été érigé par un riche marchand de thé de Taipei dans le style Tudor pour recevoir ses amis et ses clients. Depuis 2003, il héberge un mini-musée consacré à vie culturelle de l’île depuis le début du vingtième siècle, avec comme objectif d’insuffler une nouvelle vie à un patrimoine conservé.  

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(crédit photo : Taipei city government) 

L'évènement littéraire auquel j’ai assisté s’intitule « les vendredis des Muses ». Il a lieu le troisième vendredi de chaque mois ; c’était le 67e rendez-vous ce soir. Les deux écrivains invités sont des personnages importants dans la vie littéraire du pays. Jiji 季季,rédactrice en chef d’un important journal de presse nationale, a lu un récit qu'elle a écrit sur l’inauguration du pont ferroviaire en acier qui enjambe l'estuaire du plus grand fleuve de Taiwan depuis 1953, lorsqu'elle avait 8 ans. Grâce à sa voix et ses mots qui ressuscitent bien des couleurs, des bruits, des odeurs et des visages, on revit l’excitation des villageois des deux rives à la veille du décollage économique de Taiwan.

Su Xiaokang 蘇曉康,l’auteur du film « River Elegy » vu par cent million spectateurs en Chine en 1988 et exilé aux Etats-Unis au lendemain de l’événement de Tian’anmen, nous a dévoilé la grande Histoire à travers sa trajectoire personnelle très singulière. En 1947, ses parents communistes ont fui le régime nationaliste (dirigé par Chiang Kai-Chek) à Taiwan. Deux ans plus tard, c’était au tour des nationalistes, battus par les communistes (dirigés par Mao Zedong), de se réfugier sur l’île. Le père de Su a dû traverser le détroit de Formose une nouvelle fois, dans le sens inverse, sous peine d'être fait prisonnier et de mourir à Taiwan. A l’époque, la maman de Su le portait déjà dans son ventre. Elle quitta Taiwan pour rejoindre son mari et donner naissance à Su à Hangzhou. Interdit sur le territoire chinois depuis un quart de siècle, Su a été invité à Taiwan à plusieurs reprises par ses amis écrivains (dont Jiji, également son éditrice). Pour la lecture de ce soir, il a choisi un récit où ses pas rejoignent ceux de ses parents, à Taiwan et à Hangzhou. Sans mot nostalgique, il y rend hommage à sa mère avec une grande pudeur et dignité.

En une heure et demie, nous avons voyagé au travers des dizaines d’années et parcouru des milliers de kilomètres, en compagnie des personnalités hors du commun qui restent si proches de nous, sans nous écraser par leur ego. C’est pour ça que je les aime, les Taipei stories.

post de Chun-Liang YEH

 

30/12/2012

Le Japon, voisin inconnu [3]

lechrysanthemeetlesabre.jpgA la fin de mon deuxième voyage au Japon, notre guide m’a recommandé un ouvrage référence pour tous ceux qui souhaitent comprendre un peu mieux la culture de ce pays. Non, il ne s’agit pas de « Stupeur et tremblements » d’Amélie Nothomb, mais d’un rapport écrit par l’anthropologue américaine Ruth Benedict en 1946 sur commande de l’Office of War Information des Etats-Unis : Le Chrysanthème et le sabre (éd. Picquier 1995).

Comme anthropologue l’auteure nous parle essentiellement du rapport au monde des Japonais : le rapport à l’environnement, aux autres, à soi. Sans ériger le modèle américain en étalon, l’auteure décrit remarquablement une mentalité très différente, loin de tout jugement de valeur. La distinction qu’elle fait entre les cultures japonaise et chinoise, et entre celles américaine et européenne, est tout aussi pertinente.

Parmi les contrastes les plus visibles entre les habitants du nouveau monde et ceux de l’archipel, elle note celui ci : tandis que les premiers valorisent l’image d’un « self-made man », les seconds vivent avec la conscience d’avoir une « dette » envers le monde ; autrement dit, il s’agit d’un égard envers ceux qui nous ont précédés ou qui nous ont aidés à avancer, à nous émanciper. Cette réticence à se mettre en avant, très partagée chez les peuples d’Asie, est parfois interprétée en Occident, où l’individualisme est élevé au rang de valeur émancipatrice, comme une fausse modestie ou une entrave à l’épanouissement d’une personnalité.

Une autre attitude japonaise se démarque fortement de l’utilitarisme qui prévaut en Occident. L’auteure l’a traduite par le mot « sincérité ». C’est la disposition à se concentrer sur une science, une jouissance, un geste à accomplir, ou une promesse à honorer, dans une simplicité quotidienne, sans héroïsme. Elle est à l’écart du pragmatisme des Anglo-Saxons, de l’envolée ou du dilettantisme des Chinois, et à l’opposé de l’hypocrisie ou de la moquerie.

Les visiteurs au Japon remarquent souvent, devant les restaurants, la « copie » en trois dimensions des plats servis : steak, pâtes, fruits, bière… Faites à partir de cire ou de silicone, ces copies ont l’apparence d’une fraîcheur éternelle. Une émission télé de divertissement a mis deux hommes en compétition : l’un est le maître incontesté de cette industrie de fac simili, l’autre est un cultivateur de melons depuis 41 ans capable de distinguer à l'oeil cinq melons cueillis à un jour d’intervalle. Le génie des faux doit fabriquer un melon qui sera mêlé avec quatre autres vrais ; au paysan de l’identifier par éliminations successives. La tension monte, monte… car c’est la réputation d’une vie dédiée qui est en jeu. En fin de compte, le paysan aura bien le dessus. Si la victoire est pour l’un, notre admiration est pour les deux : ils nous ont donné à voir la « sincérité » à la japonaise et croyez-moi c’est un spectacle émouvant à ne pas oublier.

Chun-Liang Yeh

à lire précédemment : Le Japon, voisin inconnu [1] et [2]

aussi : Au Japon, on mange aussi avec les yeux, article dans Le Monde du 29.07.2013

 

17/10/2012

Le Japon, voisin inconnu [2]

rDSC00131.jpgAu 19e siècle, les Occidentaux qui s’installaient dans la ville portuaire de Kobé ont fait construire des villas de style européen, dans le quartier nord à flanc de colline. Aujourd’hui, une soixantaine de villas y sont toujours debout après le violent séisme de 1995 ; l’une d’entre elles, particulièrement bien entretenue, est connue sous le nom de La maison à girouette

Selon notre guide, cette maison fut rendue célèbre grâce à une série télé diffusée en 1977 qui racontait la vie mouvementée d’un couple mixte germano-japonais, avec les joies et les peines que connaissent toutes les unions d'êtres issus de cultures éloignées. À l’intérieur de la maison sont exposées les photos d’un négociant allemand et de sa petite fille habillée en kimono. J’étais songeur : à quoi pouvait-il penser, cet Allemand, lorsqu’il faisait construire sa maison et élevait sa fille dans ce pays à l’autre bout du monde ? Soudain, j’ai eu le sentiment que nous nous comprendrions, et que dans un sens nous appartenions à la même famille, à la même patrie. Je ne me sentais plus seul. 

En fait, après vingt ans passés en Europe, il m’arrivait encore de m’interroger sur mon choix de jeunesse et de rêver à l’autre vie que je n’ai pas vécue, où Taïwan aurait été mon unique petit pays et où la France serait restée une carte postale si jolie. Mon esprit continuait de se tourmenter. Sans m’y attendre, j’ai trouvé la paix intérieure ici à Kobé. 

En japonais, la girouette s’écrit en trois caractères kanji 風見鶏 qui signifient « vent-révéler-coq » ou « coq qui révèle le sens du vent ». Homme volontaire, j’ai tenté de me frayer un chemin dans ce monde et suis probablement devenu moins sensible aux forces invisibles de la vie. Mais il suffit parfois d’ouvrir ses bras pour les caresser et s'en laisser traverser. Devant le vent du grand Mystère, l’émerveillement ne laisse pas de place au regret. 

Chun-Liang YEH

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01/10/2012

Le Japon, voisin inconnu [1]

Kyoto2.jpgL’été dernier, j’ai accompagné ma mère pour un voyage au Japon, dans la région de Kansai (Kyoto-Osaka-Kobe) à 2h30 de vol de Taipei. J’y suis allé avec un très bon souvenir de mon premier voyage un an plus tôt à Tokyo, et je ne suis point déçu en y revenant. Je m’étonne toujours : comment arrive-t-on à garder des villes et des campagnes propres, partout, tout le temps ? Les véhicules sont tous lavés, circulant sur les routes impeccablement entretenues, sans une brèche. 

Bien qu’ayant connu le Japon tardivement, j’ai un sentiment particulier à son égard : lorsque mon père allait à l’école primaire, c’était le japonais qu’on y enseignait. Le Japon a dû représenter, dans l’imaginaire des gens de sa génération dans la dure réalité de l’après-guerre à Taïwan, un ailleurs moderne, rationnel et prospère. Venir au Japon pour moi c’est un peu comme partir à la recherche d’un temps perdu, celui d’avant ma naissance. 

Erigée sur le modèle de Chang’an (siège de l’Empire chinois sous les Tang 7e – 9e siècle), Kyoto fut de 794 à 1868 la capitale impériale du Japon. Dans mon exploration de la ville au premier soir, je me suis glissé dans des ruelles le long d’une rivière aménagée non loin de mon hôtel. Les enseignes des pubs y émettaient une lumière tamisée. En face des pubs, sous les saules bordant la rue, de temps à autre un jeune homme à mon approche m’envoyait un message à voix basse… sans doute une invitation à goûter aux plaisirs suaves proposés dans l’un des établissements en traversant la rue. Alors que je continuais mon chemin, cette voix s’estompait dans l’obscurité, laissant derrière elle le parfum d’une jouissance promise et non consumée.  

Voilà mes premières heures à Kyoto, ville historique de 1,5 million d’habitants. Si au cœur de la ville les buildings modernes ont depuis longtemps remplacé les bâtisses traditionnelles en bois, les hommes et les femmes continuent d’arpenter les artères quadrillées tracées il y a plus de mille ans, et aussi les sentiers d’initiation à l’art millénaire de désirer. 

Chun-Liang YEH

09/05/2012

L’Universalité et l'existence de l'Autre. [2/3]

la-soie-et-le-canon.jpgLors de la soirée évoquée dans l’épisode précédent, l’écrivaine-voyageuse en est venue à m’enjoindre de reconnaître les Droits de l’Homme comme une valeur universelle, faute de quoi je serais complice des mesures, critiquées en France, du gouvernement chinois actuel.  

Étrange mise en demeure…

 

Je pense pourtant qu’il est possible de questionner les valeurs universelles, ou plus précisément leur instrumentalisation, indépendamment de l’actualité politique de tel ou tel pays. 

 

En effet, chez certains défenseurs des droits universels de l’homme, une attitude me paraît particulièrement troublante : il leur arrive d’emprunter le costume de l'évangéliste ou pire, de l'inquisiteur. Pour eux, l’« universalité » est un label qui les dispense de la nécessité de connaître les peuples qu’ils entendent convertir à la lumière et la raison. Ils font ainsi peu de cas des « cultures » rencontrées sur leur passage.

 

Ces « missionnaires » des temps modernes oublient une chose essentielle : les peuples rencontrés ne sont pas des arriérés et ont une mémoire et un regard sur les arrivants. A ce double titre, ils exigent de ces derniers une crédibilité à la hauteur des valeurs proclamées. Or, pour ce qui les concerne, les Chinois ne reconnaîtront probablement pas les Européens comme  pleinement crédibles tant que ceux-ci demeureront ignorants d'un passé récent entre l’Europe et la Chine (parce qu'il est fort peu enseigné à l'école ici).

 

Lors du dîner que j'évoque plus haut, un convive plein de bonne intention m'a expliqué que ce sont les Anglais qui, arrivant en Chine au 19e siècle, ont obligé les Chinois à cesser de se droguer avec l'opium. Mais faut-il rappeler que :

 

[…] les Britanniques, au nom de la liberté du commerce, envoient leur flotte de guerre en juin 1840 pour imposer par la force le droit de vendre (en Chine) la drogue venues des Indes… Il ne s’agit cependant pas que d’une page particulièrement honteuse de l’histoire britannique, mais bien, pour les rapports entre l’Occident et la Chine, d’un tournant historique. Les manuels d’histoire français d’aujourd’hui oublient totalement les guerres de l’Opium, alors que la France a participé très activement à la deuxième… 

Extrait de « Opium et canonnières » par Alain Croix et Vincent Joly, in La soie & le canon, France-Chine 1700-1860, éd. Gallimard, catalogue de l’exposition éponyme au musée de l’Histoire de Nantes, 2010. 

Chun-Liang YEH

 

09/01/2010

Voyage interplanétaire (2)

BL_SJG.jpgUn voyage interplanétaire a ceci de particulier : on ne peut pas être sur deux planètes en même temps. Comme les planètes ne se touchent jamais, pour atterrir sur l’une il faut avoir quitté l’autre. 

 

Cette métaphore pour un déplacement entre deux pays m'a d'abord paru tout à fait convaincante. En effet, je suis né et ai grandi sur l’île de Taiwan. Me rendre dans un autre pays impliquait « une traversée » par bateau ou par avion. De là à s’imaginer dans un vaisseau spatial, il n’y a qu’un pas.

 

Or, cette évidence a été bouleversée lors de mon premier voyage de Paris à Amsterdam en bus. J’avais appris à l’école que Les Pays-bas et la France sont deux pays distincts et pourtant ! Sans bateau ni avion, je me suis retrouvé dans un autre paysage où les gens parlent une autre langue. 

 

Avec cet étonnement j'ai pris conscience que le franchissement de frontières invisibles – celles de langues, de coutumes et de manières de penser, par exemple – peut être tout aussi passionnant que la traversée d’un espace interstellaire.

 

Et quand on sait que, au-delà des frontières, on peut continuer à donner, recevoir, rêver et aimer, on commence à se sentir chez soi sur la terre.

 

 

image extraite de l'album "Si je grandis..." par Mélusine THIRY (éd. HongFei Cultures 2009)

 

  

23/09/2009

Le sens du patrimoine

9782862220475_concept-patrimoine-chine.gifC'est par mon ancien métier d’architecte que j'ai été amené à connaître l’auteur avant qu’il ne publie cet ouvrage de référence sur la signification du « patrimoine » pour les Chinois. Architecte et urbaniste, Zhang Liang aborde ce sujet en s’appuyant sur des exemples de patrimoine bâti en Chine, mais la portée de sa réflexion va bien au-delà de ce champ d’investigation.

 

Dès l’introduction, l’auteur dresse une carte d’exploration pour les lecteurs peu familiers avec le monde chinois. Sur la notion d’authenticité, il souligne « une opposition entre absence de préservation matériellement authentique et respect des valeurs spirituelles et morales du passé. » Quant à l’éternité, elle « habite les gens plutôt que les pierres, l’architecte mais non l’architecture. »

 

Sur le rapport au passé et l’attitude envers le changement des Chinois, l’auteur cite une phrase clé tirée de la célèbre Préface au Pavillon des orchidées du calligraphe WANG Xizhi (303-361) : « Nos successeurs nous regarderont comme aujourd’hui nous regardons le passé. »

 

C’est en devenant nous-mêmes créateurs de sens et de beauté que nous nous rendons dignes héritiers du riche patrimoine culturel légué par les hommes et les femmes qui nous ont précédés.

    

 

couverture : La naissance du concept de patrimoine en Chine, xixe-xxe siècles

auteur : Zhang Liang

éditions : Recherches/Ipraus, 2003

  

20/09/2008

« 100 mots pour comprendre les Chinois », de Cyrille J.-D. JAVARY

EL_CB_100motsJavary.gifMa rencontre avec Monsieur JAVARY a quelque chose d’un « coup de foudre ». C’était à la Maison de thé de Mademoiselle LI, au Jardin d’Acclimatation de Paris en mai 2008, lors d’une conférence qu’il donnait sur la civilisation chinoise et le rapport à la modernité de cette vieille nation.

 

J'étais le seul Asiatique de l’audience ; probablement le plus exalté aussi du fait de ma qualité chinoise. Cela n’était pas une surprise pour le conférencier expérimenté : beaucoup de Chinois avant moi l’ont déjà félicité, et il y en aura beaucoup qui le feront après.

 

Paradoxalement, c’est un Chinois qui peut le mieux reconnaître la valeur de l’œuvre et de la pensée de Monsieur JAVARY, alors que son écrit est d’abord lu par un public français désireux de connaître la Chine. Pour être plus précis, c’est en tant que Chinois vivant en Occident que je me sens particulièrement concerné par les problématiques développées et éclairées par lui : il me parle des « impensés » culturels comme peu de gens l'ont fait jusqu'ici – tout au moins pas avec une telle intensité intellectuelle et simplicité de langage. 

 

Sa connaissance intime de la Chine lui permet de traiter une palette étendue de sujets autour de ce pays : cosmologie, philosophie, sociologie, et quand il en parle, son propos est précis et argumenté, sans approximation. Le livre « 100 mots pour comprendre les Chinois » ne fait pas exception. Cet ouvrage, qui n’est pas un manuel pour apprendre la langue chinoise, pas plus qu'un dictionnaire, peut être lu aussi bien par les lecteurs sans la moindre connaissance de cette langue, que par ceux qui ont le chinois comme langue maternelle. Par son approche « anthropologique », ce livre nous rappelle une vérité simple : l’apprentissage des mots donne la clef non seulement de la maîtrise d’une langue, mais aussi de la compréhension d’une vision du monde, et ouvre la possibilité de « converser » fraternellement avec les gens qui parlent cette langue. Quelle serait la finalité de la connaissance d’une langue, si ce n’était pas celle-là ?